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ANALYSE D'ARTICLE

Exposition professionnelle aux solvants organiques et cancer du sein chez l’homme

Dans le cadre d’une étude cas-témoin à la recherche de facteurs de risque professionnels pour sept cancers rares, les centres investigateurs de huit pays (Allemagne, Danemark, Espagne, France, Italie, Lettonie, Portugal et Suède) ont recruté au total 104 cas masculins de cancers du sein diagnostiqués entre 1995 et 1997 chez des sujets âgés de 35 à 70 ans. La population témoin (appariée aux cas sur l’âge et la région de résidence) était constituée de 1 395 hommes sélectionnés par randomisation dans des registres de population, électoraux ou municipaux pour cinq pays, et de 506 patients de cancérologie (cancer du côlon ou de l’estomac sans facteur de risque professionnel connu) pour les trois autres (Espagne, Lettonie et Portugal). Le taux de participation a été de 85 % chez les cas et de 67 % chez les témoins.

Un questionnaire commun (administré en face-à-face ou par téléphone) a été utilisé pour restituer l’histoire professionnelle et recueillir des données sociodémographiques, de mode de vie et sanitaires. Pour chaque poste occupé pendant plus de six mois consécutifs, les participants ont indiqué le secteur d’activité, les dates de début et de fin d’emploi, le nombre d’heures de travail par semaine, et décrit la nature exacte de leur tâche, incluant le cas échéant les produits manipulés par eux-mêmes ou utilisés (par des collègues, pour une machine) sur le lieu de travail (atelier, chaîne de production, etc.). Des questionnaires spécifiques ont été administrés pour 27 métiers ou postes particuliers comme peintre ou soudeur.

Une première analyse « ever/never » ajustée sur l’âge, le pays, la consommation d’alcool et l’indice de masse corporelle (IMC) a permis d’identifier trois métiers associés à un excès de risque de cancer du sein : peintre (odds ratio [OR] = 2,3 [IC95 : 1-5,2]), employé dans une fabrique de pâte à papier (OR = 2,4 [0,9-6,5]) et mécanicien automobile (OR = 2,1 [1-4,4]) [1]. Ce dernier résultat était soutenu par deux autres analyses : en fonction de la durée de l’emploi (OR = 5,9 [2,4-14,6] à partir de 10 ans de travail comme mécanicien) et selon le secteur (OR = 1,8 [1-3,2] dans la vente et la réparation de véhicules à moteur).

La piste des solvants

Trois familles de solvants organiques sont couramment employées pour divers usages (comme dégraissants, détergents, décapants, ou en tant que composants de peintures, colles, encres ou résines) : les dérivés du pétrole (principalement le benzène), les solvants chlorés (incluant le trichloroéthylène, le perchloroéthylène et le chlorure de méthylène), et les solvants oxygénés (dont l’éthanol et l’éthylène glycol). Certains composés sont reconnus en tant que cancérogènes pour l’homme, mais pour d’autres localisations que le sein (l’exposition au benzène et au trichloroéthylène sont par exemple associées respectivement au risque de leucémie et de cancer du rein) en raison d’un manque de données épidémiologiques probantes.

Si moins d’1 % des cas de cancers du sein sont diagnostiqués chez des hommes, les tumeurs présentent des caractéristiques histologiques (différenciation et sensibilité hormonale) comparables à celles de cancers du sein tardifs chez les femmes, suggérant un processus pathologique en partie commun. Les deux sexes pourraient ainsi gagner à l’identification du rôle d’agents chimiques présents dans l’environnement professionnel des hommes. La détection d’associations dans une cohorte masculine peut être facilitée par l’absence des facteurs de risque au devant de la scène chez les femmes (événements de la vie génitale et reproductive) et par la lourdeur des expositions dans certains métiers typiquement masculins.

Dans le présent échantillon de population, 44 % des cas et 32 % des témoins avaient été exposés au trichloroéthylène à un moment ou l’autre de leurs vies professionnelles (« ever »). La prévalence de l’exposition aux solvants pétroliers était respectivement dans les groupes cas et témoin de : 30 et 20 % pour le white spirit ; 21 et 17 % pour le KDF (kerosene/diesel/fioul oil) et 21 et 9 % pour le benzène. Les co-expositions étaient banales, par exemple 144 des 200 sujets exposés au benzène avaient également été exposés au trichloroéthylène.

Associations observées

Trois associations apparaissent, avec le trichloroéthylène, le benzène et l’éthylène glycol.

Les résultats concernant le trichloroéthylène sont les plus convaincants. Après répartition des participants en trois groupes selon leur exposition cumulée (nulle, inférieure à la médiane dans le groupe témoin [23,9 ppm-années], supérieure ou égale à la médiane), le risque de cancer du poumon est multiplié par deux environ dans le groupe le plus exposé quel que soit le modèle, du moins ajusté (âge, pays, niveau d’études, IMC et consommation d’alcool : OR = 2,2 [1,3-3,7]) au plus complet intégrant les autres expositions prédictrices du risque (covariables identifiées par ajout/élimination [méthode stepwise]) : OR = 1,9 (1,1-3,3). L’excès de risque persiste dans ce modèle (OR = 1,9 [1,2-3,2]) quand la période d’exposition prise en compte s’arrête à 10 ans avant le diagnostic.

Pour le benzène, les résultats ne montrent pas de tendance exposition-réponse. Dans le modèle intermédiaire par exemple (prenant en compte l’exposition à tous les autres solvants, irrespectivement de leur pertinence), l’OR est égal à 3,1 (1,1-8,9) pour une exposition inférieure à la médiane (0,87 ppm-années) et à 2,6 (0,7-9,4) pour une exposition supérieure. En raison du faible nombre de participants exposés à l’éthylène glycol (5 cas et 25 témoins), seule une analyse « ever/never » a été effectuée : le résultat n’est significatif que dans le premier modèle (OR = 2,4 [1,1-4,9]).

Le petit nombre de cas inclus a limité la puissance statistique de cette étude, qui est néanmoins la plus vaste à ce jour sur le sujet. L’évaluation de l’exposition individuelle, reposant sur une matrice emploi-exposition très détaillée élaborée par Santé publique France, reste toutefois perfectible. Des études de confirmation dans des populations avec une exposition aux solvants plus importante et mieux caractérisée sont souhaitées.

  • [1] Environ Risque Sante 2011 ; 10 : 277-8.

Publication analysée :

* Laouli N1, Pilorget C, Cyr D, et al. Occupational exposure to organic solvents and risk of male breast cancer: a European multicenter case-control study. Scand J Environ Health 2018 ; 44 : 310-22. doi : 10.5271/sjweh.3717

1 Center for research in Epidemiology and Population Health (CESP), Inserm U1018, Villejuif France.