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ANALYSE D'ARTICLE

Exposition périnatale aux perturbateurs endocriniens et pathologies de l’appareil reproducteur masculin : méta-analyses des études épidémiologiques

Si les données épidémiologiques actuelles sont compatibles avec une faible augmentation des pathologies de l’appareil reproducteur masculin suivant l’exposition périnatale à des perturbateurs endocriniens, le niveau de preuve est limité. Les futures études pourraient le faire basculer dans un sens comme dans l’autre pour les auteurs de ce travail. Ils relèvent d’importants besoins de connaissance concernant, en particulier, les effets des substances non persistantes et les effets tardifs de l’exposition précoce sur la qualité du sperme et le risque de cancer du testicule.

Although the current epidemiologic data suggest a small increase in male reproductive disorders after prenatal and postnatal exposure to endocrine disruptors, the evidence is limited. The authors of this paper believe that future studies could change the weight of evidence in either direction. They identify a real need for knowledge, particularly about the effects of non-persistent substances and the delayed effects of early exposure on semen quality and the risk of testicular cancer.

L’exposition pré- et postnatale à des xénobiotiques a été incriminée dans la cryptorchidie, l’hypospadias, l’oligospermie (faible concentration des spermatozoïdes) et le cancer du testicule il y a plus de 20 ans. Depuis, des données de biosurveillance provenant de divers pays ont documenté l’exposition humaine ubiquitaire à un grand nombre de composés biopersistants, ainsi qu’à des substances rapidement métabolisées et excrétées, mais constamment présentes dans les milieux biologiques en raison d’une exposition chronique. Ces xénobiotiques peuvent avoir été intentionnellement lâchés dans l’environnement (cas des pesticides), s’y retrouver de manière fortuite (déchets industriels ou matériaux de construction dégradés), ou s’échapper, par exemple, d’emballages alimentaires. De nouvelles voies d’exposition sont régulièrement décrites, comme l’inhalation (et possiblement le contact cutané) pour des polychlorobiphényles (PCB) semi-volatils relargués par des matériaux de calfeutrage ou des enduits posés dans des logements il y a plus de 40 ans.

Les essais in vitro et in vivo montrent qu’un grand nombre de ces xénobiotiques développe une activité de type endocrine. Parmi 146 substances persistantes dans l’environnement et/ou produites en grande quantité (plus de 1 000 tonnes par an), 60 auxquelles l’homme est exposé (appartenant à 29 groupes chimiques) ont été classées en catégorie I par la Commission européenne, sur la base de preuves d’une activité perturbatrice endocrinienne dans au moins une espèce animale (organisme entier vivant).

Cette liste de perturbateurs endocriniens (PE), à laquelle ont été ajoutés les composés polyfluorés qui font l’objet d’une préoccupation grandissante, a été prise pour base par les auteurs de ce travail. Alors que la littérature épidémiologique sur les effets urogénitaux de l’exposition périnatale aux PE divise la communauté scientifique, la publication de plusieurs études au cours des dix dernières années permet d’aller au delà d’une revue de type narrative, pour fournir une estimation quantitative du niveau de preuve.

Études sélectionnées

Les auteurs ont effectué une recherche systématique, dans les bases de données PubMed et Embase, des articles en anglais publiés entre 1966 et le 12 avril 2016 dans des revues à comité de lecture, sur la relation entre l’exposition pré- ou postnatale (première année de vie) aux PE considérés et la cryptorchidie (uni- ou bilatérale), l’hypospadias, l’oligospermie ou le cancer du testicule. L’exposition devait avoir été estimée par la mesure des concentrations dans le sang ou l’urine maternelle, le placenta, le liquide amniotique, le sang du cordon, le colostrum, le lait maternel ou un échantillon de tissu adipeux. Pour les cancers du testicule et les polluants persistants, les études fondées sur la mesure des concentrations sériques après la puberté ou à l’âge adulte (au moment du diagnostic) étaient également éligibles, même si ces concentrations ne reflètent qu’en partie l’exposition précoce.

Partant de 1 314 articles, les deux évaluateurs indépendants en ont finalement sélectionné 33, rapportant 89 associations dans 28 populations distinctes, entre les niveaux d’au moins un PE d’intérêt et au moins l’une des quatre anomalies/pathologies considérées. Les composés pour lesquels les données étaient les plus nombreuses étaient des organochlorés persistants, principalement (54 associations) le dichlorodiphényldichloroéthylène (DDE) et son parent (dichlorodiphényltrichloroéthane [DDT]), les PCB et l’hexachlorobenzène (HCB). Par contraste, les données relatives aux composés rapidement métabolisés comme les phtalates et le bisphénol A étaient très rares. Dix-huit articles rapportaient des associations avec la cryptorchidie, 11 avec l’hypospadias, huit avec le cancer du testicule et quatre avec la concentration des spermatozoïdes.

La qualité des articles a été évaluée sur le niveau (complétude et précision) des informations d’ordre méthodologique (dont plan de l’étude, critères d’inclusion et d’exclusion, constitution de la population, évaluation de l’exposition, traitement des échantillons biologiques, méthodes d’analyses statistiques), et relatives aux résultats (dont taux de participation, caractéristiques de la population, étude de la relation exposition-réponse). Elle a été jugée satisfaisante pour 65 % des articles. En revanche, après avoir évalué les sources potentielles de biais et de confusion sur la base de sept critères, le risque que les résultats soient biaisés était jugé faible pour moins de la moitié des articles.

Méta-analyses quantitatives

Vingt et un articles qui fournissaient des estimations de risques dans la catégorie d’exposition la plus élevée en référence à la catégorie la plus basse ont été retenus. Il s’agissait d’études de type cas-témoins dans 19 populations différentes, souvent nichées dans de vastes cohortes. Elles rassemblaient 671 cas de cryptorchidie (18 estimations de risques), 570 cas d’hypospadias (21 estimations) et 1 205 cas de cancer du testicule (36 estimations). Les quatre études (deux cohortes et deux transversales ayant inclus au total 324 hommes) qui avaient examiné la qualité du sperme en relation avec l’exposition prénatale à des PE (concentrations dans le sang maternel) n’ont pas pu entrer dans les méta-analyses, leurs résultats étant exprimés sous forme d’associations entre le niveau de l’exposition et la numération des spermatozoïdes, et pas d’estimation du risque d’oligospermie.

Les méta-analyses ont été réalisées selon quatre hypothèses. La première était celle d’une association entre tout type de PE et d’anomalie/pathologie, répondant au concept de « syndrome de dysgénésie testiculaire » selon lequel un même événement altérant le programme de masculinisation de l’embryon peut être à l’origine de cryptorchidies, hypospadias, micropénis, moindre qualité du sperme, hypofertilité et cancers du testicule. Outre que la réalité de ce syndrome est très discutée, l’analyse selon cette hypothèse présuppose que toutes les substances (ou familles chimiques) exercent un effet équivalent sur l’appareil reproducteur mâle, ce qui est très improbable. Elle donne toutefois un aperçu global de l’impact de l’exposition à des PE. Quand les études rapportaient des résultats pour divers PCB, phtalates ou polybromodiphényléthers (PBDE), ceux concernant la somme des congénères ont été utilisés, ou en cas d’indisponibilité (une étude), ceux relatifs aux PCB-153 et PBDE-100 considérés comme les principaux représentants. L’odds ratio (OR) combiné est égal à 1,11 (IC95 : 0,91-1,35). L’estimation est identique à partir des cinq études à faible risque de biais et confusion (OR = 1,12 [0,81-1,57]) et légèrement atténuée quand les plus petites études (ayant inclus moins de 75 cas) sont écartées : OR = 1,06 (0,85-1,33) à partir de neuf études.

La deuxième hypothèse testée était celle d’associations entre une substance ou une famille spécifique et toutes les anomalies/pathologies. Les OR combinés pour le p,p’-DDT, le p,p’-DDE, les PCB et l’HCB sont tous supérieurs à 1, mais seule l’association avec le p,p’-DDE est statistiquement significative (OR = 1,35 [1,04-1,74]). Les données n’indiquent pas que ce résultat est gouverné par une association avec une anomalie spécifique.

L’hypothèse inverse (exposition générique et effets spécifiques) aboutit à des méta-OR non significatifs : 1,03 (0,72-1,47) pour la cryptorchidie, 1,13 (0,86-1,50) pour l’hypospadias, et 1,20 (0,78-1,89) pour le cancer du testicule. Enfin, l’hypothèse d’associations spécifiques entre une exposition et une anomalie données n’est pas soutenue par les résultats des méta-analyses, mais celles-ci ne peuvent pas être considérées robustes étant donné la faiblesse des données de départ. Pour les quatre seules combinaisons qui ont pu être testées (au moins quatre estimations du risque disponibles), les OR sont supérieurs à 1 (le plus élevé pour l’association entre le p,p’-DDE et l’hypospadias : OR = 1,38 [0,93-2,04]), mais aucun résultat n’est significatif.

Commentaire

La question des impacts sur la santé publique de l’exposition des populations à diverses substances à action œstrogénique, artificiellement produites, appelées perturbateurs endocriniens (PE), est ouverte depuis le début des années 1990. L’hypothèse à vérifier était qu’une exposition prénatale ou post-natale précoce à de faibles doses de ces substances pouvait être responsable de pathologies regroupées sous le nom de syndrome dysgénétique testiculaire (SDT). Ces pathologies sont le cancer du testicule, la cryptorchidie, l’hypospadias, et l’atteinte de la qualité du sperme. De très nombreux travaux expérimentaux ont montré que ces substances interféraient avec le développement fœtal par des mécanismes divers, produisant des effets compatibles avec le SDT.

Par ailleurs, l’épidémiologie descriptive montre une incidence croissante et indubitable du cancer du testicule dans nombre de pays, d’atteintes de la qualité du sperme avec des différences géographiques marquées, et d’incidences accrues de cryptorchidies et d’hypospadias selon certaines études. La réalité d’une association entre exposition aux PE et les éléments du SDT ne peut être vérifiée que grâce aux études épidémiologiques, juge de paix ultime.

Il a bien entendu fallu du temps pour disposer du résultat sur cette question. Les études disponibles apportent des réponses hétérogènes et controversées, et c’est tout l’intérêt de la revue systématique avec méta-analyse de Bonde et al. Ce travail considérable et premier du genre (1 314 articles examinés, 33 études éligibles) est mené avec une très grande rigueur, les résultats présentés n’en sont que plus frappants.

En effet, contrairement à ce que la haute médiatisation de la question laissait craindre, l’ensemble des 26 PE n’est pas significativement associé à l’ensemble des éléments du SDT, c’est une manière de tester ce qui est appelé « l’effet cocktail ». Les auteurs font cependant preuve de prudence dans l’interprétation, puisque l’estimation centrale est faiblement positive avec un odds ratio (OR) à 1,11 (IC95 : 0,91-1,35) et varie très peu lors des analyses de sensibilité. Cela les amène à conclure que ces valeurs sont « compatibles avec un faible excès de risque, avec un niveau de preuve limité ».

Un si faible excès de risque, si l’on retient l’inférence causale, indique cependant que le risque attribuable à l’ensemble des 26 PE étudiés dans la survenue du SDT, s’avère très faible*. Le même raisonnement reste valide lorsqu’on étudie l’effet des PE pris individuellement pour chacune des composantes du SDT : seul le dichlorodiphényldichloroéthylène (DDE) est significativement et faiblement associé au SDT. Il s’ensuit qu’une part très majoritaire du risque demeure inexpliquée.

Or les évolutions très préoccupantes des composantes les mieux établies du SDT (incidence croissante du cancer du testicule, atteintes de la qualité du sperme) imposent d’en trouver les causes si l’on veut les contrôler. Un gros effort de recherche est donc nécessaire. Il n’est pas à exclure que ces évolutions reflètent les expositions à d’autres PE, mais aussi à d’autres agents, chimiques non PE, microbiologiques ou physiques.

Denis Bard


Publication analysée :

* Bonde JP1, Flakes EM, Rimborg S, et al. The epidemiologic evidence linking prenatal and postnatal exposure to endocrine disrupting chemicals with male reproductive disorders: a systematic review and meta-analysis. Hum Reprod Update 2016; 23: 104-25.doi: 10.1093/humupd/dmw036

1 Department of Occupational and Environmental Medicine, Bispebjerg University Hospital, Copenhague, Danemark.

* Comme le font remarquer les auteurs, leurs résultats montrent que les estimations du fardeau pour la santé publique attribuable aux PE, publiées par exemple par Trasande et al. (2016), sont « hautement spéculatives ». Voir Trasande L, Zoeller RT, Hass U, et al. Burden of disease and costs of exposure to endocrine disrupting chemicals in the European Union: an updated analysis. Andrology 2016 ; 4 : 565-572.