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ANALYSE D'ARTICLE

À quels mélanges de substances les femmes enceintes sont-elles exposées par leur alimentation ?

Appuyé sur d’importantes données françaises, ce travail a permis de caractériser les principaux mélanges de substances de diverses familles chimiques auxquels les femmes enceintes sont exposées par leur alimentation.

Comme la population générale, les femmes enceintes sont exposées à une large variété de contaminants environnementaux via leur alimentation. Certains traversent la barrière placentaire et peuvent exercer des effets sur le développement fœtal avec des conséquences potentielles tout au long de la vie de l’individu. Ce sujet de préoccupation majeur a déjà motivé la réalisation d’assez nombreuses études généralement focalisées sur une seule substance ou famille chimique. Si l’importance d’étudier les effets de l’exposition prénatale à un mélange de contaminants est reconnue – soutenue par quelques travaux dans des lieux où les métaux lourds co-existent volontiers (sites industriels ou miniers, zones urbaines défavorisées) montrant une neurotoxicité du plomb accrue par la co-exposition au manganèse ou au cadmium – l’acquisition de connaissances se heurte à la diversité des combinaisons possibles.

Plusieurs techniques de réduction de dimension récemment développées peuvent aider à identifier les « cocktails » dont il convient d’examiner prioritairement la toxicité développementale. La factorisation en matrices non négatives (NMF) a précédemment été utilisée, associée à une méthode de regroupement des données en ensembles partageant des caractéristiques communes (clustering), pour faire émerger des profils d’exposition associés à quatre types de régimes alimentaires dans la population générale française. Pour cette nouvelle étude dédiée à la population des femmes enceintes, les auteurs ont appliqué une technique dérivée de la NMF (sparse non-negative matrix under-approximation [SNMU]) qui emprunte à l’analyse en composantes principales la partition des données par algorithme récursif et préserve la non-négativité des matrices (contrainte de parcimonie).

Données utilisées

Les données de consommation alimentaire provenaient de deux cohortes mères-enfants : EDEN (Étude sur les déterminants pré- et post-natals précoces du développement psychomoteur et de la santé de l’enfant) mise en place entre 2003 et 2006 dans les hôpitaux universitaires de Nancy et Poitiers (inclusion de plus de 2 000 femmes au premier ou deuxième trimestre de grossesse), et ELFE (Étude longitudinale française depuis l’enfance) d’envergure nationale, ayant inclus plus de 18 000 naissances en 2011. Un questionnaire de fréquence de consommation (sept échelons, de « jamais » à « plus d’une fois par jour ») avait été administré dans les deux études, portant respectivement sur 137 et 125 aliments et boissons. La quantité habituellement consommée d’un type de plat donné (viande, légumes, fromage, etc.) était évaluée à partir de photographies de portions de différentes tailles. Les participantes à EDEN avaient renseigné leurs prises alimentaires à l’inclusion (questions relatives à l’année précédant la grossesse : 1 806 questionnaires exploitables) puis à la naissance de leur enfant (questions relatives à leur alimentation lors du dernier trimestre de la grossesse : n = 1 666). Les données avaient été collectées durant le dernier trimestre de grossesse chez les participantes à ELFE (15 226 questionnaires exploitables).

La deuxième étude de l’alimentation totale française (EAT 2) a été utilisée pour connaître le niveau de contamination des aliments et boissons consommés par les participantes aux deux cohortes. Quelques produits sans équivalent dans l’EAT ont été exclus (cinq du questionnaire d’EDEN et six de celui d’ELFE), ainsi qu’environ la moitié des substances qui avaient été recherchées dans les échantillons collectés pour l’EAT (entre juin 2007 et janvier 2009, en moyenne 15 échantillons d’un même type d’aliment couvrant la diversité des origines, variétés, lieux d’achat, etc.) et qui n’avaient pas été détectées. Les 210 substances finalement considérées incluaient 21 minéraux et éléments traces, 17 dioxines et furanes, 12 polychlorobiphényles (PCB), 12 acides perfluoroalkylés (PFAA), 14 retardateurs de flamme bromés (BFR), 18 mycotoxines, 11 phyto-estrogènes, 73 substances actives phytosanitaires, quatre additifs, 21 composés néoformés lors du processus de transformation (acrylamide et 20 hydrocarbures aromatiques polycycliques [HAP]) et le bisphénol A.

Principaux mélanges

L’étude identifie six « cocktails » communs aux populations des deux cohortes (et aux deux périodes de collecte dans l’étude EDEN) : « TE-F-PAH » (principalement composés de 11 éléments traces, cinq furanes et de l’HAP pyrène), « PCB-BFR-Aso-MeHg » (six congénères PCB [dont trois à activité dioxine], sept BFR et deux éléments traces [arsenic organique et méthylmercure]), « PFAA-Ge-Li » (cinq PFAA et deux éléments traces [germanium et lithium]), et trois mélanges principalement de pesticides. « Pest-1 » se compose de quatre carbamates, deux organophosphorés, deux dicarboximides, trois benzoylurées, sept autres pesticides et une mycotoxine. « Pest-2 » inclut deux pyréthrinoïdes, deux strobilurines, trois organophosphorés, trois triazolés, deux dicarboximides et sept autres substances. « Pest-3 » est composé de deux pyréthrinoïdes, trois triazolés, deux carbamates et neuf autres substances.

Trois mélanges apparaissent propres à EDEN (dont un spécifique à l’alimentation durant la grossesse) et deux, très hétérogènes, sont retrouvés dans la cohorte ELFE : « Mixt-3 » (cinq PFAA, 14 HAP et trois éléments traces) et « Mixt-4 » (une douzaine de pesticides de différentes familles, deux éléments traces et un phyto-estrogène).

Profils de co-exposition

Le clustering effectué dans la base de données ELFE aboutit à une répartition de la population en six groupes. Dans le premier par son importance numérique (5 183 femmes : 34 % de la population), le mélange « TE-F-PAH » couvre la moitié (49,5 %) de l’exposition totale aux contaminants d’origine alimentaire, devant les mélanges « PCB-BFR-Aso-MeHg » (11,4 %) et « Pest-1 » (9,9 %), mais les femmes ne sont pas significativement plus exposées à une substance particulière que la population totale. Un deuxième cluster nombreux (5 090 femmes) est caractérisé par l’importance des mélanges « PFAA-Ge-Li » (36,6 % de l’exposition totale) et « TE-F-PAH » (31 %). L’exposition aux composés perfluorés est plus élevée que dans la population totale, ainsi que l’exposition à un pesticide (le carbendazime) associé au mélange « PFAA-Ge-Li » dans l’étude ELFE uniquement. Un troisième groupe de femmes représentant environ 10 % de la cohorte (n = 1 520) se distingue par un âge moyen plus élevé que la moyenne (32 versus 30,7 ans) et un indice de masse corporelle de pré-grossesse plus faible (22,9 versus 23,5 kg/m2). Le mélange « Pest-1 » domine son profil de co-exposition (40,5 %) avec des niveaux d’exposition à ses différentes substances supérieurs à ceux de la population totale, devant « TE-F-PAH » (24,8 %). Un autre groupe (n = 1 314) relativement âgé (moyenne : 31,8 ans) et mince (23,1 kg/m2) présente un profil caractérisé par les mélanges « Mixt-4 » (38,2 %), « TE-F-PAH » (24,4 %) et « PFAA-Ge-Li » (13,3 %), ainsi qu’un niveau d’exposition aux substances de « Mixt-4 » plus élevé que dans la population totale.

Les deux derniers groupes rassemblent chacun environ 7 % des participantes à ELFE et se caractérisent par une exposition supérieure à la moyenne pour toutes les substances des mélanges dominant leurs profils de co-exposition, qui sont clairement distincts (« TE-F-PAH », « PCB-BFR-Aso-MeHg » et « Mixt-3 » pour l’un des groupes, « Pest-3 », « TE-F-PAH » et « Pest-2 » pour l’autre).

Ces résultats peuvent être exploités pour guider la recherche d’interactions toxicologiques entre substances co-existant au sein d’un même « cocktail » et examiner, le cas échéant, leurs effets sanitaires dans des études épidémiologiques.

 


Publication analysée :

* Traoré T1, Forhan A, Sirot V, et al. To which mixtures are French pregnant women mainly exposed? A combination of the second French total diet study with the EDEN and ELFE cohort studies. Food Chem Toxicol 2018 ; 111 : 310-28. doi : 10.1016/j.fct.2017.11.016

1 Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), Maisons-Alfort, France.